Situations du monde après la crise COVID-19

La fragmentation de la mondialisation que la crise a toutes les chances de provoquer constitue une occasion inespérée de reprendre les rênes. Il y faut une volonté populaire et celle-ci était devenue si faible que plus rien ne semblait possible dans cette Union alourdie par l’élargissement, entravée par la bureaucratie et délégitimée par son caractère prétendu peu démocratique. Le retour progressif des égoïsmes nationaux était en train de tuer à petit feu le rêve des fondateurs. Les souverainistes de tout poil en ont fait leurs choux gras omettant de dire aux peuples qu’il n’y a de retour vers une souveraineté qu’en la partageant avec les autres Européens comme l’a montré la création de l’euro. Mais l’impossible comptabilité des avantages tirés de la construction européenne a failli à convaincre des citoyens de plus en plus dubitatifs sur son intérêt. Si bien que dans cette crise, l’inefficacité de l’action européenne vient conforter tous ses détracteurs. Dans le secteur sanitaire comme dans le domaine économique, l’absence de vision politique a empêché toute action préventive et la puissance des égoïsmes nationaux retarde les mesures nécessaires.

Il fallait un choc pour que la véritable nature de l’Union ressurgisse ; celle d’un refus d’abandonner des valeurs collectives et un modèle de société qui définissent une identité. C’est cette identité qui s’est fondue dans la mondialisation, c’est elle qui peut renaître de sa fragmentation. Ce choc, nous l’avons. Une renaissance est possible sous deux conditions : que la solidarité européenne s’affirme dans le règlement de la crise sanitaire, que des hommes et des femmes portent et incarnent un renouveau de l’Europe politique. Les jours, les semaines et les mois qui viennent nous diront si ces conditions ont été réunies. Le défi est grand, tant l’Europe a perdu de sa crédibilité. Il faudra convaincre en proposant une méthode Monnet de l’après-guerre sanitaire, capable de réalisations visibles par tous qui justifieront des transferts de souveraineté calibrés.

*La crise pose aussi en des termes nouveaux la question démocratique.*

Notre modèle démocratique, issu de la révolution industrielle, a déjà subi bien des avanies. C’est fondamentalement un modèle de démocratie représentative : il repose sur le consentement à déléguer le pouvoir que donne le droit de vote à des hommes et des femmes qui l’exerceront en notre nom. On élit des représentants dont on pense qu’ils sauront mettre en œuvre la politique à laquelle on aspire et on leur fait confiance. Mais ce consentement, comme cette confiance, sont de plus en plus battus en brèche, l’air du temps étant moins à l’intérêt général qu’à l’accumulation des intérêts particuliers (18).

Il a fallu la combinaison de plusieurs facteurs pour en arriver là. D’abord, et surtout, la déception liée à des résultats moins heureux qu’espérés ; mais aussi le développement des réseaux sociaux qui donnent à chacun le sentiment fallacieux qu’il sait mieux que quiconque ce qu’il faut faire ; le lent glissement d’un mandat de représentation vers un mandat impératif par la pression directe et parfois physique que ces mêmes réseaux sociaux autorisent ; enfin la lente disparition des corps intermédiaires comme les syndicats ou les partis politiques. Tout a concouru à la lente décrépitude de la démocratie représentative.

*C’est cette démocratie parlementaire cacochyme, née il y a deux siècles, que la crise sanitaire vient frapper de front.*

La gestion de la crise sanitaire fait alors émerger une crise de la représentation. Si, comme le dit Max Weber, « un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné » (19), ce monopole trouve sa légitimité dans celle de la représentation. Celle-ci était déjà en cause avant la crise. Elle est mise à l’épreuve par la crise.

Le principe peut être facilement admis que, en temps de crise, les démocraties peuvent avoir recours « de façon exceptionnelle » à des mesures coercitives, mais la question des limites ne manque pas d’être posée par une partie de l’opinion. Partout, la question qui est au cœur de la pensée de Giorgio Agamben : « Peut-on suspendre la vie pour la protéger ? » a trouvé une réponse temporaire : à savoir, la vie (et même l’économie) avant les libertés publiques. Mais en sera-t-il de même à l’avenir si les mesures autoritaires, à commencer par le confinement, devaient durer ou se renouveler ?

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