La démocratie découle du mode d’accession au pouvoir plus que de son exercice (20). Toutefois, ces mesures d’exception ont deux conséquences. La première est que la frontière se brouille entre démocraties et régimes autoritaires. La seconde est que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être tentés d’utiliser la crise à des fins variées : tentative de transition vers un régime moins démocratique (Hongrie) ou gestion d’autres problèmes intérieurs (Inde, Algérie). Dans de nombreux pays, la vie démocratique est mise entre parenthèses par le report des élections comme en Pologne ou en Bolivie, avec le cas particulier de la France.
Les temps de crise ont souvent fait émerger une forme d’unité nationale. Dans une certaine mesure, le sens de l’urgence et la nécessité de survivre ont provoqué un sursaut de loyauté chez les citoyens. Le plus souvent, les populations se sont rangées derrière les décisions fortes prises par leur gouvernement avec consentement/acceptation si ce n’est avec enthousiasme (21), (22). Toutefois, dans la plupart des régimes démocratiques, les décisions sont questionnées, les consignes contrevenues et de manière générale, la pertinence des mesures recommandées par des experts qui, en d’autres temps, auraient fait foi est largement remise en cause.
À tel point que l’on peut légitimement se demander si la notion de programme politique a encore un sens. Comme les élus se révèlent incapables de faire ce qu’ils ont promis, les citoyens ne leur font plus confiance et entendent intervenir à tout moment dans la prise de décision ; on s’éloigne alors beaucoup de la démocratie représentative pour tendre vers des formes plus ou moins organisées de démocratie directe. Le risque est alors celui de tout populisme ; la vérité, la raison importent moins que l’action même lorsque celle-ci n’est fondée que sur la passion. Benda nous a enseigné à quels drames cela conduisait inexorablement (23).
À l’inverse, dans la plupart des régimes non-démocratiques, la légitimité du pouvoir est conférée par la capacité des dirigeants à protéger leur population et à maintenir l’ordre social plus qu’à garantir leurs libertés. Dans la plupart de ces pays, les autorités ont imposé une réponse forte et rapide à la crise et on voit en retour un certain sentiment de soutien et d’unité nationale au sein de la population (Chine, Vietnam, Jordanie, etc). En d’autres termes, non seulement la sortie de crise pourrait marquer un affaiblissement de la légitimité des autorités publiques dans les démocraties, mais en même temps un raffermissement du pouvoir dans les autocraties.
Par la fulgurance de sa survenue et l’impétuosité de la propagation du virus, la crise sanitaire a imposé des mesures législatives et réglementaires d’une magnitude assez inédite dans nos démocraties. Dans de nombreux pays, l’exécutif s’est senti autorisé à prendre des mesures liberticides ou de surveillance de masse déployant pour ce faire des technologies jusqu’alors réservées au renseignement militaire ou anti-terroriste ! D’une manière générale, ces mesures dérogatoires aux libertés publiques sont plutôt bien accueillies, voire plébiscitées par des citoyens qui y voient un arsenal protecteur de leur sécurité.
Que les gouvernements privilégient l’efficacité n’est pas une spécificité de la crise sanitaire. Que les citoyens soient moins attentifs à la sauvegarde de leurs droits fondamentaux reflète sans doute d’une angoisse face au fléau nouveau après des décennies d’absence d’adversités collectives. Ces mesures prises à titre exceptionnel et temporaire doivent impérativement le rester. Or, depuis quelques années, force est de constater que d’autres mesures prises au nom de la lutte contre le terrorisme sont passées dans une indifférence quasi générale du statut de mesures exceptionnelles et temporaires à celui du droit commun.
Nous devons veiller à ne pas affaiblir durablement l’État de droit au nom de l’urgence à combattre le virus. A l’automne dernier (mais cela semble si loin déjà), François Sureau rappelait que « l’État de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes du peuple n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre public, et d’abord la liberté » (24).