L’autre différence structurelle entre cette crise sanitaire et les crises antérieures tient à son ampleur. Nombreux sont ceux qui ont, dans un premier temps, tenté de relativiser la gravité de la situation en rappelant le nombre de morts dû à la grippe saisonnière, aux épidémies de VIH et d’Ebola, voire aux conséquences sanitaires des pratiques addictives telles que l’alcool ou le tabac. Outre que l’on ne connaîtra les conséquences létales du Covid-19 que lorsqu’on aura jugulé sa transmission, avancer ce type d’argument revient à faire fi du caractère global et absolu de cette pandémie. Global dans la mesure où aucune aire géographique n’est plus épargnée et parce que la pandémie vient croiser une démographie mondiale qui est sans comparaison avec celle de 1919 : le simple nombre d’individus appelés à rester à domicile est aujourd’hui deux fois plus important que la population mondiale totale lors de l’épisode de grippe espagnole. Absolu, car il est évident qu’aucun individu ne peut se considérer comme étant à l’abri du risque de contamination.
Et c’est cette dernière spécificité de la crise sanitaire qui la distingue de tous les épisodes antérieurs : son caractère hautement symbolique heurte et choque une population mondiale qui avait presque oublié le risque infectieux. En cela, elle porte atteinte au confort douillet dans lequel les pays économiquement développés se sont progressivement lovés. La mort n’était pas seulement devenue lointaine en raison de l’augmentation de l’espérance de vie, elle était aussi devenue intolérable comme en témoignent les réticences à engager des troupes au sol dans la plupart des conflits récents. La « valeur » de la vie humaine a considérablement augmenté dans l’inconscient collectif des pays les plus riches. Or aujourd’hui, nous reprenons conscience de la précarité de l’être. Cette crise de l’être aura certainement des conséquences considérables qu’il est peut-être trop tôt pour aborder ici, mais elle est aussi révélatrice d’une crise de l’avoir et d’une crise du pouvoir dont l’analyse est nécessaire pour guider les décisions à prendre.